Je n’ai que faire des odes, de leurs armées,
Ni du charme capricieux des élégies,
Pour moi, tout dans les vers, doit mal tomber,
Rien ne doit être comme il faut.
Si vous saviez de quels débris se nourrit
Et pousse la poésie, sans la moindre honte,
Comme les pissenlits jaunes, comme l’arroche
Ou la bardane au pied des palissades !
Un cri de colère, l’odeur du goudron frais,
Le mystère d’une tache de moisi sur un mur…
Et voilà qu’un vers tinte, malicieux et tendre,
Pour votre joie et mon tourment.
21 janvier 1940
Anna Akhmatova
Les secrets du métier
Traduction du russe par Sophie Benech
Éditions Interférences, 2020, p. 41
En janvier 1940, lorsque Anna Akhmatova écrit ces vers, dans la Russie soviétique d’alors, nombre de ses amis artistes ont été exécutés, internés ou se sont suicidés, et ses proches n’ont pas été épargnés. Toute complaisance est écartée, les mots sont le dernier recours, rares, allusifs, sous l’œil vigilant de la censure.
Paradoxe du poète – et ici de la poétesse. De lui – d’elle –, on attend du beau, de l’inattendu, de la fantaisie, voire de l’innovation langagière. Or voici qu’Anna Akhmatova, alors qu’elle définit son art, délaissant tous les genres connus, semble l’inscrire dans la banalité. Pour elle, la poésie ne constitue pas un monde à part, voire une fuite dans l’imaginaire, mais sourd de la vie-même, dans ce qu’elle a de plus ordinaire. Son regard perçoit l’extraordinaire à l’œuvre dans le quotidien, la transcendance dans l’immanence.
Ainsi en va-t-il sans doute de la vie spirituelle : elle est incarnée ou elle n’est pas.
Dominique Zins.
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